La magie des mots

Patrick Chesneau


Le magicien des mots !

Patrick Chesneau est originaire du Mans. Un parcours ponctué dès l'origine par de nombreux voyages, notamment en Afrique et dans le Pacifique. Retour en France pour une parenthèse de plusieurs années consacrées aux études universitaires : géographie, sciences politiques et journalisme. Par la suite, sa vie professionnelle s'est déroulée pour l'essentiel dans la Caraïbe. Journaliste basé en Martinique, grand reporter, successivement à Radio Antilles, Radio Caraïbes International RCI, Télé Caraïbes International TCI, puis présentateur de journaux télévisés et de débats politiques. Enfin, rédacteur en chef adjoint à Antilles Télévision ATV. Désormais retraité, il partage sa vie entre la Thaïlande, qu'il fréquente depuis 34 ans et Fort- de-France en Martinique. Il collabore régulièrement à plusieurs sites d'information en ligne et une revue littéraire aux Antilles par le biais de chroniques et de billets d'humeur.
Patrick est bien connu de la communauté francophone de Thaïlande pour ses écrits qui paraissent régulièrement dans nos vecteurs de communication. Sa parfaite maitrise de notre langue, couplée à une profonde sensualité, confère à ses textes un relief unique qui nous élève jusqu’aux cimaises de la composition française. 

Article 4

11 avril 2025

L’Isaan, terre obsédante


Lorsque mes rêves siamois caracolent et m’entraînent vers des arpents poétiques insoupçonnés, il me plaît à croire que cette région située au nord-est du pays du sourire et des orchidées est restée longtemps méconnue, au point d’être ignorée.

Ma pensée vagabonde me porte à imaginer que l’Isaan n’a sans doute figuré sur aucune carte jusqu’à récente date. Symbole de notre ère digitale, Google Maps n’a fait que survoler cette contrée très énigmatique. Sans s’y arrêter. Non qu’elle soit dangereuse mais, de fait, c’est une destination nimbée de mystère. Tribulation mythique. Périple enchanté.

Les drones de repérage ont tourné de l’œil électronique à capter la beauté saisissante de ces étendues planes, à perte de vue, seulement contrariées çà et là par des massifs surgis d’on ne sait où. Répétitif mais envoûtant.

Au hasard d’une découverte échevelée, soudain un relief insolite toise des vallées verdoyantes. Des lieux époustouflants comme le Hin Sam Wan (Three Whales Rock, le Rocher des Trois Baleines) à Beung Kan. Littéralement, les bizarreries géologiques abondent.

De même, les sites archéologiques — dont le réputé Ban Non Wat dans la Mun Valley de Khorat — alternent avec d’autres splendeurs parmi lesquelles le lac aux lotus rouges de Kumphawapi, non loin de Udon Thani.

Le regard inquisiteur est absorbé, avalé, englouti comme dans une pérégrination hypnotique.

Désormais destination prisée, l’Isaan, territoire enserré entre le Laos et le Cambodge, se love dans la boucle imposante du Mékong, fleuve majestueux qui irrigue un panorama ample et rustique. Vingt provinces rassemblent près de vingt-cinq millions d’âmes rudes et fières.

Au siècle dernier, certains voyageurs occidentaux particulièrement intrépides s’étaient aventurés dans cette grande région du nord-est. Ils avaient découvert un pays en soi. Et n’en sont jamais revenus.

L’hypothèse la plus optimiste prétend qu’ils ont rencontré l’amour. Et s’y sont établis à vie.

Beaucoup se sont glissés avec délectation dans ce décor de rizières piquetées de palmiers. On les aperçoit parfois, ces Farang en soif d’authenticité, murmurant à l’oreille des buffles placides, robe grise et naseaux fumants, avec lesquels ils partagent une forme de symbiose propre à cet environnement agreste. Le rudimentaire considéré comme essentiel.

Ici règne un enchevêtrement de damiers liquides où les chawnaa (prononcer tchaonaa, paysans) chérissent leurs cultures nourricières. Les engins mécanisés étrangement bariolés appelés e-ten (prononcer itène) vrombissent aux aurores sur des chemins boueux de couleur ocre.

On est au cœur de l’un des greniers alimentaires de l’Asie du Sud-Est, là où les gestes immémoriaux scandent la condition humaine depuis la profondeur des temps. Planter, repiquer, désherber, récolter… quelques gestes d’une liturgie minutieusement codifiée.

C’est à ce prix que pousse le Thai Hom Mali, sorte de Rolls Royce dans la catégorie riz au jasmin. Dans les parcelles inondées, séparées par de petites digues en mottes de terre, les corps ploient, se courbent mais toujours redressent l’échine. On patauge, on rit, on scande. 
Harnachés de la tête aux pieds, coiffés d’un chapeau de paille iconique pour se protéger de la morsure implacable du soleil, les travaux des champs sont aussi ponctués de pauses joyeuses et vociférantes, le temps d’avaler une cuisine rustique, ô combien succulente et roborative.

Il n’est pas rare que tout un village se retrouve au coude-à-coude, assis à même le sol autour d’une natte tressée. C’est à qui engloutira le som tam (plat traditionnel très populaire à base de salade de papaye verte) le plus incendiaire.

La brûlure des piments rouges vifs est à peine adoucie par la chair fondante de minuscules poissons grillés et surtout par l’indispensable kaw niaw (kao niao, le riz gluant que l’on malaxe à pleines mains). Sous les doigts naissent des boulettes qu’il faut humecter dans un assortiment de sauces.

Trône en majesté : le nam prik plaa ra, cette pâte de poisson fermenté à l’origine de brasiers mémorables. Seules les bouches ignifugées surmontent une telle épreuve.

Pour se donner du cœur à l’ouvrage, les gosiers accueillent de longues rasades d’alcool de riz à 40°, genre Ya Dong ou Lao Khao. La bière Chang coule à flot.

Par souci de coquetterie, les hommes ajustent le pa kao ma (sarong local) chamarré qui enserre les reins avant de reprendre le labeur harassant.

Quand l’astre suprême signifie qu’il a assez rayonné pour la journée, faisant mine d’aller se coucher sur la ligne de crête, le petit peuple industrieux des campagnes plie bagages et rentre au bercail. Fourbu mais rasséréné à l’idée du travail accompli.

Vient l’heure des ablutions au côté d’énormes jarres remplies à ras bord. L’eau étonnamment fraîche apaise les maux du corps. Invariablement, de soir en soir, les hameaux s’animent.


Dans les cases sur pilotis, on est scotché devant la télé pour regarder le dernier la korn (prononcer la gone), sorte de feuilleton centré sur des histoires lacrymales à souhait — attraction majeure de la chaîne 7.

Peu importe l’épisode en cours, les pûyin (pouyine, filles) au cœur pur, grandies dans les prés, sont toujours trahies par les puchai (poutchaye, garçons) à l’infidélité légendaire, dont la seule aspiration est de gagner la ville aux mille tentations.

Au dehors, les crapauds coassent. Les insectes, organisés en chorales inépuisables, déchirent l’obscurité de leur cliquetis limite horripilant. On refait le monde entre voisins mais la nuit d’encre finit inévitablement par avoir raison des âmes vaillantes.

Extinction des feux.

Aux premières lueurs de l’aube, tandis que la rosée habille les fleurs, le ciel ressemble à une gigantesque flaque bleue, seulement encadrée par l’horizon… avant que l’orage ne s’abatte dans l’après-midi. 

Nuages anthracites. Pluies diluviennes. La nature vibre ici comme une secousse tellurique. Force des éléments. 

L’Isaan est une cosmogonie unique

Patrick Chesneau

Article 3

27 mars 2025

Il y a deux ans, notre ami Patrick s'inquiétait suite à la déclaration du premier ministre de l'époque d'ouvrir notre belle et grande région d'Isan au tourisme de masse et rédigeait pour l'occasion un texte plein de bon sens… Rassurons-nous🙏, en 2025 notre région reste aussi belle et pure et encore à découvrir


il faut sauver l’Isaan de la prédation touristique.

Le Premier Ministre de Thaïlande veut promouvoir le tourisme de masse dans l’immense région du Nord-Est. L’annonce vaut projet. Derrière une intention bienfaitrice, en l’occurrence le développement pour le plus grand nombre, peut se profiler une grave menace existentielle. 

Le scénario catastrophe à venir prendra vraisemblablement la forme du surtourisme. Ce que certains spécialistes dénomment une submersion. Sans connotation idéologique. En tant que simple observateur, aucun étranger n’est habilité à orienter le destin du pays du sourire. Mais, il peut participer au débat public et contribuer à une analyse critique débouchant sur une prise de conscience collective. Comment enrayer le tropisme productiviste de certains acteurs toujours prompts à intervenir en fonction de leurs intérêts particuliers ? D’ailleurs, la prise en compte du bien commun n’oblige-t-elle pas à poser une question aussi élémentaire qu’indispensable : que pensent et que veulent les premiers concernés, soit les 25 millions d’habitants de l’Isaan ?

Le rouleau compresseur

Transporter Patong à Nakhon Phanom. Dupliquer Pattaya à Kalasin. Copier-coller Chaweng à Nong khai… Cette situation, jusqu’à présent de pure fiction, ne serait rien d’autre qu’une provocation aigre-douce s’il n’y avait en arrière-plan le spectre d’un rouleau compresseur susceptible de se mettre en branle à tout moment. Les voyages organisés et les tribulations programmées à grande échelle seraient le plus sûr moyen de laminer les particularismes et l’originalité d’une région jusqu’ici sauvegardée de dégâts irréversibles. Ces méfaits que provoque immanquablement tout afflux subit et ininterrompu de visiteurs. L’Isaan…que l’on peut encore qualifier d’authentique sans s’attirer une avalanche de quolibets goguenards et suspicieux. Pour une raison de bon aloi. Une telle description correspond précisément à la réalité. Alors, que faire ? Réponse immédiate bien que certainement trop simplificatrice : il est impératif de préserver à tout prix ce terroir des hordes pantagruéliques de Bidochons égrillards…

Refuser le décalque des situations délétères qui prévalent dans les principales stations balnéaires du Royaume. Lieux d’entassement de vacanciers à l’instinct grégaire, trop souvent irrespectueux des us et coutumes du cru. On pourrait croire que ces grappes de malotrus se sont faits greffer un plan farniente les éloignant quasi-automatiquement des réalités locales. Le tout dégage une impression persistante de frelaté. Les acteurs de « l’hospitality- business » se frottent les mains.

Cette terre espère évidemment une élévation de son niveau de ressources.

Elle est dans l’attente bien naturelle d’un niveau de confort accru pour sa population. Dans le bastion de la ruralité thaïlandaise, de nombreux villages semblent assignés, encore aujourd’hui, à un dénuement volontiers pathétique. Vie trop rudimentaire. Aux confins de la subsistance. Les campagnes s’arriment à l’espoir de voir la multiplication des infrastructures en vue de faciliter la circulation des personnes et des biens. Escomptent une meilleure fluidité des échanges et des flux. Souhaitent un maillage renforcé entre les bassins de production agricole et leurs métropoles régionales en croissance soutenue depuis 20 ans. L’ambition étant de parvenir à un réel désenclavement. Les portions de territoire cantonnées dans une forme d’autarcie contrainte ne sont pas rares. D’aucuns appellent progrès ce désir irrépressible d’évolution vers une forme de plénitude consumériste. Toutefois, on ne peut faire l’impasse sur une observation. Les régions du Nord-Est privilégient tout autant que le profit la recherche inlassable de l’harmonie et de l’équilibre. Objectif : parvenir à aisance matérielle augmentée, constatable de visu, sans jamais se départir d’une spiritualité ancrée depuis des siècles. Dans le cœur battant de ce sud-est asiatique, la pratique du bouddhisme reste extrêmement vivace. Imprègne tous les actes du quotidien. Foi et dévotion toutes orientales. Mystères et émerveillement garantis pour l’étranger attentif à un univers qui lui est, au début de sa pérégrination, difficilement déchiffrable. La raison commande donc d’épargner à cette région soucieuse d’équilibre les miasmes d’une déferlante aux conséquences irrémédiables. Déstructurante. Trop envahissante. Les effets en sont invariablement de corroder le tissu social et de dénaturer le substrat culturel. L’industrie des vacances à grande échelle déstabilise, dévoie, pervertit. Elle impose toujours un pays foncièrement étranger à ce qui prééxistait. Sous les coups de boutoir incessants d’apprentis baroudeurs en mode Tartarin de Tarascon, l’ancienne société autochtone est tellement triturée, malaxée, concassée qu’elle est inévitablement en passe d’éradication à plus ou moins brève échéance. Le constat est toujours celui d’une perversion du modèle originel. Allant jusqu’à la mise à mort anthropologique.

Choc des cultures, abandon progressif des traditions ancestrales, apparition d’une insécurité jusqu’alors inconnue, multiplication des faits de délinquance.

Le tribut à payer au développement et son corollaire, la frénésie de consommation, peut-être très lourd. Certes, le terroir spécifique, enserré entre le Laos au nord et à l’est, le Cambodge au sud, lové dans la boucle du Mekong majestueux, ne doit plus rassembler les provinces les plus déshéritées du Royaume. Faut-il pour autant se résoudre à maquiller ce territoire en un Disneyland peuplé d’éléphants domestiqués du bout de la queue à l’extrémité de la trompe pour des shows d’opérette? Uniquement à finalité mercantile. Faut-il accepter que les buffles, placides et endurants pendant le labour des rizières, se prêtent à des simulacres et des facéties destinés à satisfaire la production des visiteurs allogènes en selfies égotistes et autres vidéos narcissiques ?

Faut-il voir des paysans au savoir ancestral se reconvertir par nécessité alimentaire dans des spectacles intentionnellement folkloriques ? Dans l’espoir fallacieux de quelques rétributions de circonstance ? 

Faut-il envisager la mutation de temples rutilants, havres de spiritualité et de recueillement, en lieux de vente de colifichets et d’objets artisanaux galvaudés ? Faut-il encourager les comportements de cupidité au motif que ce serait dans l’air du temps ?

Quand bien même il afficherait des intentions altruistes, le tourisme plein pot s’avère être souvent un remède pire que le mal. 

Ce n’est même pas une problématique de degré et de curseur. Quand la culture consent à un certain degré d’aliénation, prime alors une question de nature. Ou pour être plus précis, d’identité fragilisée dans ses fondements. Amoindrie, frelatée. Un mode de vie vernaculaire en péril. Dans une telle optique, c’est l’âme d’un peuple qui est aux prises avec la permanence, la pérennité, et donc avec sa survie.

Préserver l’Isaan de la ruralité, prémunir d’un grand danger le terroir des chawnaa, paysans rugueux mais ô combien chaleureux, doit être une promesse existentielle. Reste à trouver les matériaux et les alliages qui permettront de résister victorieusement aux assauts d’une modernité mal maîtrisée. En matière de tourisme de très forte affluence, comme en tout autre domaine, les excès sont potentiellement destructeurs.

Patrick Chesneau.

Article 2

mars 2025


Patrick nous propose ici sa perception oh combien perspicace et empathique de l’Isaan. Nous l’accueillons aujourd’hui sur ‘’nos terres’’ et nous réjouissons de vous faire partager sa vision et son ressenti de cette région qui accueille nombre d’entre-nous.


L'Isaan, terre obsédante

Lorsque mes rêves siamois caracolent et m'entraînent vers des arpents poétiques insoupçonnés, il me plaît à croire que cette région située au nord-est du pays du sourire et des orchidées est restée longtemps méconnue, au point d'être ignorée. Ma pensée vagabonde me porte à imaginer que l'Isaan n'a sans doute figuré sur aucune carte jusqu'à récente date. Symbole de notre ère digitale, Google maps n'a fait que survoler cette contrée très énigmatique. Sans s'y arrêter. Non qu'elle soit dangereuse mais, de fait, c'est une destination nimbée de mystère.
Tribulation mythique. Périple enchanté. Les drones de repérage ont tourné de l'œil électronique à capter la beauté saisissante de ces étendues planes, à perte de vue, seulement contrariées çà et là par des massifs surgis d'on ne sait où. Répétitif mais envoûtant. Au hasard d'une découverte échevelée, soudain un relief insolite toise des vallées verdoyantes. Des lieux époustouflants comme le Hin Sam Wan (Three Whales Rock, le Rocher des Trois Baleines) à Beung kan. Littéralement, les bizarreries géologiques abondent.
De même, les sites archéologiques dont le réputé Ban Non Wat dans la Mun Valley de Khorat alternent avec d'autres splendeurs parmi lesquelles le lac aux lotus rouges de Kumphawapi, non loin de Udon Thani. Le regard inquisiteur est absorbé, avalé, englouti comme dans une pérégrination hypnotique. Désormais destination prisée, l'Isaan, territoire enserré entre le Laos et le Cambodge se love dans la boucle imposante du Mékong, fleuve majestueux qui irrigue un panorama ample et rustique. Vingt provinces rassemblent près de vingt-cinq millions d'âmes rudes et fières.  
Au siècle dernier, certains voyageurs occidentaux particulièrement intrépides s'étaient aventurés dans cette grande région du nord-est. Ils avaient découvert un pays en soi. Et n'en sont jamais revenus. L'hypothèse la plus optimiste prétend qu'ils ont rencontré l'amour. Et s'y sont établis à vie. Beaucoup se sont glissés avec délectation dans ce décor de rizières piquetées de palmiers. On les aperçoit parfois, ces Farang en soif d'authenticité, murmurant à l'oreille des buffles placides, robe grise et naseaux fumants, avec lesquels ils partagent une forme de symbiose propre à cet environnement agreste.
Le rudimentaire considéré comme essentiel. Ici règne un enchevêtrement de damiers liquides où les " chawnaa " (prononcer tchaonaa, paysans) chérissent leurs cultures nourricières. Les engins mécanisés étrangement bariolés appelés e-ten (itène) vrombissent aux aurores sur des chemins boueux de couleur ocre. On est au cœur de l'un des greniers alimentaires de l'Asie du Sud-Est, là où les gestes immémoriaux scandent la condition humaine depuis la profondeur des temps. Planter, repiquer, désherber, récolter...quelques gestes d'une liturgie minutieusement codifiée. C'est à ce prix que pousse le Thai Hom Mali, sorte de Rolls Royce dans la catégorie riz au jasmin. Dans les parcelles inondées, séparées par de petites digues en mottes de terre, les corps ploient, se courbent mais toujours redressent l'échine. On patauge, on rit, on scande. Harnachés de la tête aux pieds, coiffés d'un chapeau de paille iconique pour se protéger de la morsure implacable du soleil.
Les travaux des champs sont aussi ponctués de pauses joyeuses et vociférantes, le temps d'avaler une cuisine rustique, ô combien succulente et roborative. Il n'est pas rare que tout un village se retrouve au coude-à-coude, assis à même le sol autour d'une natte tressée. C'est à qui engloutira le " som tam" (plat traditionnel très populaire à base de salade de papaye verte) le plus incendiaire. La brûlure des piments rouge vif est à peine adoucie par la chair fondante de minuscules poissons grillés et surtout par l’indispensable “ kaw niaw " (kao niao) le riz gluant que l'on malaxe à pleines mains. Sous les doigts naissent des boulettes qu'il faut humecter dans un assortiment de sauces. Trône en majesté, le " nam prik plaa ra ", cette pâte de poisson fermenté à l'origine de brasiers mémorables. Seules les bouches ignifugées surmontent une telle épreuve.
Pour se donner du cœur à l'ouvrage, les gosiers accueillent de longues rasades d'alcool de riz à 40°, genre Ya Dong ou Lao Khao. La bière Chang coule à flots. Par souci de coquetterie, les hommes ajustent le "pa kao ma " (sarong local) chamarré qui enserre les reins avant de reprendre le labeur harassant. Quand l'astre suprême signifie qu'il a assez rayonné pour la journée, faisant mine d'aller se coucher sur la ligne de crête, le petit peuple industrieux des campagnes plie bagages et rentre au bercail. Fourbu mais rasséréné à l'idée du travail accompli.
 Vient l'heure des ablutions au côté d'énormes jarres remplies à ras bord. L'eau étonnamment fraîche apaise les maux du corps. Invariablement, de soir en soir, les hameaux s'animent. Dans les cases sur pilotis, on est scotché devant la télé pour regarder le dernier " la korn " (prononcer la gone) sorte de feuilleton centré sur des histoires lacrymales à souhait. Attraction majeure de la chaine 7. Peu importe l'épisode en cours, les pûyin (pouyine, filles) au cœur pur, grandies dans les prés, sont toujours trahies par les puchai (poutchaye, garçons) à l'infidélité légendaire dont la seule aspiration est de gagner la ville aux mille tentations.
Au dehors, les crapauds coassent. Les insectes, organisés en chorales inépuisables, déchirent l'obscurité de leur cliquetis limite horripilant. On refait le monde entre voisins mais la nuit d'encre finit inévitablement par avoir raison des âmes vaillantes. Extinction des feux. Aux premières lueurs de l'aube, tandis que la rosée habille les fleurs, le ciel ressemble à une gigantesque flaque bleue, seulement encadrée par l'horizon avant que l'orage ne s'abatte dans l'après-midi. Nuages anthracites. Pluies diluviennes. La nature vibre ici comme une secousse tellurique. Force des éléments.

L'Isaan est une cosmogonie unique.       

Patrick Chesneau, mars 2025

Article 1

Février 2025

Patrick nous fait l’honneur aujourd’hui de participer au lancement de notre site et c’est avec grand plaisir que nous publions ce texte qu’il a rédigé tout spécialement pour cette occasion.


Sourires, Somtam et Site internet


Trois lettres comme signalétique d'une longue histoire. En guise d'introduction, quelques bribes de généalogie s'imposent. En remontant d'abord à la première mission diplomatique française au Royaume de Siam, il y a 340 ans. Puis en observant que les relations officielles entre la France et la Thaïlande existent en continu depuis 170 ans. 

Cela donc fait un bail que Wat Arun et la tour Eiffel se saluent respectueusement. Sabai Sabai. Deux symboles dialoguent à distance. 

Entre Rattanakosin, berceau historique de Bangkok et Paris, les échanges se sont accrus au fil des siècles, bien qu'une immense contrée ait été longtemps préservée de toute influence extérieure. Seuls, une poignée d'explorateurs s'étaient enfoncés à l'époque au cœur de territoires enclavés par la géographie. Atteindre un quadrilatère niché dans l'ample boucle du Mékong, le grand fleuve mythique irriguant toute la péninsule du sud-est asiatique. Au Nord et à l'Est, le Laos. Sur la bordure Sud, le Cambodge. A l'Ouest, les grandes plaines centrales. 

Dans cet écrin forgé par la nature, palpite un pays réductible à aucun autre, l'Isaan, cœur battant de la ruralité siamoise. Pays ou région? Il est ici question de 25 millions d'habitants regroupés non pas dans une entité autonome au sens politique et juridique du terme mais dans un regroupement administratif de 20 provinces ( jangwat) sur les 76 que compte la Thaïlande.     

Place d'abord à la contemplation. Pour le profane, la première incursion tient de l'émerveillement visuel. Sorte d'initiation à la beauté. De fait, camper ce décor somptueux, c'est céder à la litanie des rizières d'un vert cru, piquetées de palmiers haut perchés. Troncs longilignes. Regroupés en bosquets, ils osent toiser de leur panache végétal le fleuve-frontière impavide et des étendues infinies à forte valeur hypnotique. 

Sur le plan humain, ô combien essentiel, le peuple isaan présente des particularités ethniques qui le distinguent du reste de la mosaïque thaïe. Au chapitre culture et identité, l'Isaan apparaît sans coup férir comme un pays en soi, marqué de bout en bout par une homogénéité très prégnante. On y parle une langue originale, la phasaa isaan, dépourvue de statut académique mais d'usage quotidien. En Isaan, un ensemble de traditions spécifiques, vernaculaires, impriment tous les domaines de la vie ordinaire: famille, mariage, habitat, alimentation, gastronomie, musique et chants, habillement. Liste non limitative. Des us et coutumes en héritage d'une histoire propre. Les apports successifs, thaï, laotien, khmer ayant abouti à un syncrétisme unique. Un creuset fertile. 

L'Isaan a considérablement contribué au patrimoine artistique de la Thaïlande. Il n'est que de citer les musiques molam et kantrum. Invariablement, flottent dans l'air les chants qui peuvent d'emblée rayer les tympans allogènes. Répertoires empreints de tonalités aigrelettes. Ce sont les voix stridentes du luk thung. Mélopées indissociables des danses collectives qui ponctuent toutes les manifestations publiques. Étonnamment ritualisées, chorégraphies millimétrées héritées du fond des âges. 

Dans le chapelet des bonheurs ordinaires, la gastronomie occupe indéniablement une place de choix. Tous les plats accordent au piment rouge vif le privilège de se hisser au statut de friandise indispensable. Une seule bouchée et n'importe quel palais se transforme instantanément en brasier rougeoyant. Dans l'éventail des mets, l'imperium culinaire revient au som tam, surgi à coups de pilon de toutes les calebasses authentifiées.     

Région agreste par excellence. Poids prépondérant des campagnes. La vie organisée au rythme des saisons. L'agriculture, les travaux des champs, les rizières représentant le principal secteur de production. Au-delà de la simple anecdote, la relation aux buffles placides et besogneux et à l'éléphant facétieux tient de l'osmose. Les chawnaa ( paysans ) constituant l'ossature de ce peuple du terroir. Rugueux mais accueillant et généreux.     

Certes, bourgeonnent çà et là de vraies villes. Chaque capitale provinciale connaît un essor économique stupéfiant. Dotée désormais de tous les attributs de la modernité. Khorat, Khon Kaen, Udon Thani, Ubon Ratchathani et bien d'autres restent de modestes métropoles, en comparaison de Krungthep Mahanakorn, Bangkok en thaï, Pourtant, elles fourmillent d'activités et l'animation s'y intensifie à vive allure.     

À ce stade, il est impératif d'ajouter à quel point l'Isaan est une terre de spiritualité. La religion bouddhiste codifie chaque étape de la vie. Abondance des nourritures spirituelles. En témoigne la prolifération de temples rutilants. De la naissance à l'épilogue, la foi s'inscrit dans tous les actes de l'existence. Une sublimation du quotidien que le peuple humble et modeste obtient dans la fréquentation des innombrables lieux de culte, véritables bijoux d'architecture. Là viennent psalmodier les sylphides à la peau ambrée. Les " pûyin isaan " ( les filles d'Isaan ) aux charmes capiteux.

L'Isaan n'est ni une terre promise ni une réplique du paradis. Mais une enclave vaillante au sein de la fresque thaïlandaise. Un atout primordial dans un ensemble fascinant. La grâce est ici un contrepoint permanent à la rugosité annoncée par le destin. Découvrir ce territoire, c'est faire le plein de mille fragrances. Accueillir en soi une profusion inépuisable de saveurs. C'est entrer en connivence avec les reliefs que l'on devine en train de caracoler au-delà de la ligne d'horizon. Rêveries infinies portées par la puissance des éléments. Dans les cieux irisés, un lever de soleil est un supplément d'âme. Pétulance d'une nature encore indomptée. Il convient d'en humer la beauté. D'en capter la magie. De s'approprier les vertus d'une contrée aussi lancinante qu'une scansion bucolique. Au plan mental et, par extension, dans le domaine de la psyché, on est ici dans un monde de quasi-autarcie. Théâtre de jours et de nuits rudes, rustiques mais gorgés de joie. Au plus près de la vérité des hommes. Rien n'est frelaté.

C'est dans ce cadre qu'est née l'association de droit thaïlandais, Terres d'Isan et de France. TIF pour les intimes. 

Une grosse cinquante de membres à ce jour, majoritairement implantés dans le Nord-Est. Ils font partie de la tribu des Farangset, les Français, porteurs eux-aussi d'une langue, de mœurs et de coutumes immédiatement identifiables. Descendants des irréductibles Gaulois, ils se sont merveilleusement acclimatés à leur nouveau biotope oriental.. 

À l'origine, tout procède d'une pulsion intime. L'envie d'aimer. Et ça a formidablement marché. Mariages, familles, foyers, enfants en sont d'irréfutables indices. Les adhérents faisant figure de noyau dur, se sont assignés une mission cardinale: faire aimer la France en Isaan. Susciter l'attrait pour ses produits emblématiques. Et, par engouement réversible, faire aimer l'Isaan en France. 

Une initiative, parmi tant d'autres, illustre cette volonté amicale et philanthropique. Enseigner la langue française à l'Université Namon de Kalasin. Ainsi que la gastronomie de l'hexagone. D'où un atelier dédié à la fabrication du pain. 

Cette philosophie de l'échange cordial relève de la réciprocité équitable. Une mutualisation des sentiments et de l'affect. Car tout repose sur l'humain, ferment de la connaissance partagée. Dialogue des traditions et des mentalités. 

Échange de bons procédés et partage d'initiatives car il est tout autant primordial de mettre en valeur l'héritage artistique, artisanal et culturel isaan. Oeuvre de promotion, cette fois en direction des Français où qu'ils soient. 

Pour hisser le dialogue France Isaan à un niveau supérieur, TIF se dote désormais d'un site internet. Formidable outil de communication. Nul doute que ce nouvel espace numérique fera des " tifosi " une judicieuse interface entre la France et la Thaïlande. Deux continents. Si éloignés par la distance. Si proches par le cœur. 

Patrick Chesneau
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